Etel Adnan, la peinture hors les mots
La première exposition personnelle en France de la grande artiste Etel Adnan, née à Beyrouth en 1925, a lieu à l’Institut du monde arabe jusqu’au 1er janvier 2017. Retour sur une œuvre éminemment poétique qui mêle création littéraire et plastique depuis les années 1970.
« J’existe parce que je vois des couleurs.[…] Mais on ne peut posséder la couleur, on ne peut qu’accepter sa réalité. Et s’il n’y a pas de possibilité de possession de la couleur, il n’y a pas de possession. De qui ou de quoi que ce soit1 ».
Cela fait plus d’un demi-siècle qu’Etel Adnan peint, mais seulement quatre ans que la Documenta de Kassel, puis la Biennale du Whitney Museum of American Art de New York l’ont révélée au grand public occidental. Trois expositions muséales ont été ensuite organisées entre 2015 et 2016, à la Haus Konstruktiv de Zurich, à la Serpentine Gallery de Londres, et enfin à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris où l’on peut encore voir son travail jusqu’au 1er janvier 2017.
Peintre, poète et écrivaine, Etel Adnan est née en 1925 à Beyrouth d’un père né en Syrie et fonctionnaire de l’empire ottoman, et d’une mère grecque de Smyrne. À la fin des années 1950, après des études à la Sorbonne puis à Harvard, elle part enseigner la philosophie de l’art au Dominican College de San Rafael, en Californie. Un jour, un professeur d’art lui demande : « Comment pouvez-vous enseigner la philosophie de l’art sans peindre vous-même ? ». Alors, raconte son amie Simone Fattal2, « à l’invitation d’Ann, elle s’est installée à une table, près d’une fenêtre surplombant des figuiers et une petite crique dans l’atelier d’art du Collège. Elle s’est mise à peindre sur des chutes de toile, sans se soucier ni de leur taille ni de leur forme. »
Ses premières œuvres sont des compositions abstraites en aplats de couleurs directement sorties du tube et appliquées au couteau à peindre. Puis, au cours des années 1960, elle découvre l’existence des leporellos japonais, les livres-accordéons. Elle explore alors ce nouveau support et en fait un mode d’expression qui mêle intimement dessin, peinture et écriture et dont elle dit aujourd’hui qu’il constitue son apport spécifique à la peinture, permettant un déploiement de la vision dans le temps, une narration recomposable du poème, dans un dialogue avec le dessin, l’encre, l’aquarelle ou la mine de plomb. Elle crée parfois des frises de plusieurs mètres, minimalistes et monumentales tout à la fois, qui peuvent tenir dans la poche une fois repliés, mais qui ne s’accrochent pas aux murs.
Si l’exposition de l’IMA privilégie ses tableaux, ses leporellos et montre aussi quelques tapisseries, son œuvre multiple comprend également des cartographies, des dessins, des films, des romans, des pièces de théâtre, de l’art mural. Pas le moindre « bavardage » dans sa recherche plastique, et pas le moindre discours théorique pour l’expliquer de la part de celle dont Mahmoud Darwich disait : « elle n’a jamais écrit une mauvaise ligne. » Car Etel Adnan, qui parle le turc et le grec de ses parents, le français, l’anglais et qui a appris l’arabe dans les rues de Beyrouth, considère que la peinture, c’est en quelque sorte résoudre un problème de langue3. Ce « problème de langue », elle ne le définit pas. Mais, confie-t-elle aujourd’hui dans l’intimité de son appartement parisien, « le monde arabe, celui auquel je tenais le plus, je n’en connais pas bien la langue ». La peinture est un langage naturel, « de la musique visuelle » hors les mots.
« L’expression visuelle contourne le langage des mots. Nous portons en nous des langages autonomes destinés à des perceptions spécifiques. Il est donc inutile de traduire un ordre dans un autre. »
On choisit la peinture comme on choisit — ou pas — une langue, et on fait avec les outils et les contraintes. Ainsi, un mal de dos récurrent l’oblige à travailler sur de petites surfaces, à plat. Les pinceaux ? C’est ennuyeux, il faut toujours les nettoyer, explique-t-elle dans un sourire. Travailler au couteau, c’est plus facile : on prend un kleenex, on essuie. Le mystère n’est pas dans l’acte — tout le monde peut peindre —, mais peut-être dans la beauté physique de la terre avec ses montagnes, ses collines, ses fleuves et ses couleurs, et dans le lien dynamique créé par l’œil avec la nature, le monde et toute chose. Elle dit : « la peinture exprime mon côté heureux, celui qui fait un avec l’univers ». Dans ses tableaux, il y a des souvenirs de paysage, mais pas de paysage précis. Ils sont le fruit d’une accumulation d’expériences, tous les paysages, toutes les visions de toutes les fenêtres. Les formats sont petits, cependant ils nous parlent d’un espace infini qui les déborde.
Quand elle s’est installée à Sausalito, près de San Francisco, dans les années 1970, Etel Adnan a découvert le mont Tamalpaïs qu’elle voyait de ses fenêtres. Omniprésent et comme « abstratisé » dans ses tableaux, il a été de son propre aveu sa plus grande rencontre, et est devenu son point de référence, sa maison loin de sa maison d’origine. Elle l’emporte dans ses bagages et vit avec lui, n’importe où. « Cette montagne était mon point d’attache, dit-elle. Il fallait s’accrocher à quelque chose. Des gens, un job, un pays. On veut toujours se relier à quelque chose. Cette montagne était belle, vivante. J’étais fascinée, attachée. Mon pôle. Je me suis plantée là, littéralement «grounded», enracinée.»
Se relier à quelque chose est une nécessité autant qu’une évidence. Quand on lui demande comment elle définit son identité, si elle se considère libano-américaine, libanaise, orientale…, elle répond que les identités sont non seulement multiples, mais aussi relatives et changeantes en fonction du lieu et du temps, c’est-à-dire connectées.
«Je vois ce verre d’eau, mais toute la chambre est présente dans ce verre. Il n’est pas dans rien, il n’existe pas tout seul. Rien n’existe tout seul, tout est connecté.»
C’est l’image formelle de la montagne qui incarne le mieux l’expression pyramidale de notre identité. Elle change à chaque heure du jour, et cependant demeure là et la même. « Notre moi est constitué par la série des devenirs de la montagne, notre paix réside dans son obstination à être » est la dernière phrase de Voyage au mont Tamalpaïs (manuella éditions, 2013).
« Je suis pessimiste mais j’ai besoin de croire en un monde meilleur », dit l’artiste de 91 ans, qui veut encore parler des luttes d’hier et du tiers-monde dans lesquelles elle a été longtemps engagée, de l’Apocalypse arabe, titre d’un poème majeur écrit pendant la guerre du Liban, au Proche-Orient déchiré d’aujourd’hui. Il faut sans doute comprendre que ce monde meilleur n’est pas à portée de main, mais qu’il se situe dans un autre plan, là où la vision de la couleur, la certitude de la montagne et le poème ininterrompu engendrent une énergie silencieusement jubilatoire, sans cesse — courageusement — renaissante. Françoise Feugas, 20 décembre 2016
Etel Adnan invitée de Laure Adler dans l’émission « Hors Champ » de France-Culture
Elle évoque toutes les langues qui ont accompagné sa jeunesse au Liban: « Ma mère était grecque de Turquie et mon père était né à Damas. Chez moi, on parlait turc et ma mère me parlait grec. J’ai appris le français du fait que les écoles étaient strictement de langue française. Et j’ai appris l’arabe dans la rue. Puis plus tard, en allant étudier aux Etats-Unis, j’ai pu assimiler l’anglais.»
Elle se remémore son passage dans les universités américaines, Berkeley et Harvard, où il y avait encore peu de femmes étudiantes, et presque aucune enseignante : «A Harvard, nous n’étions que deux dans le département d’art. Quand on posait une question, les professeurs ne répondaient même pas.» C’est la révolution des années 1960 qui va changer la situation.
Le Musée du Louvre a été déterminant dans son éveil à l’art. Etudiante à Paris, elle passait ses journées à parcourir les rues et finissait souvent au Louvre, une véritable révélation pour elle. «Aller au Louvre pour moi, c’était comme aller au cinéma. A ma toute première visite, j’ai vu la Victoire de Samothrace à l’entrée et ce fut une révélation. Puis ce fut la Vénus de Milo. Je tournai autour d’elle, cet objet de chair et de pierre, comme un papillon autour de la lumière»
Elle évoque sa technique picturale au couteau : «Je suis très sensible au rôle des objets dans notre vie. Le fait que j’utilise toujours un couteau fait que j’obtiens presque toujours des aplats dans ma peinture », et partage sa vision même de la peinture : « Tout le monde peut peindre, même si cela ne veut pas dire que tout le monde soit Picasso. Mais la peinture est un véritable langage… »
Elle est également poétesse. Sa poésie parle beaucoup de la guerre et de l’histoire contemporaine. «J’ai très souvent voulu penser à autre chose, mais les conflits sont récurrents. Les guerres, ce sont des éclatements de vie et de familles, et j’ai vécu ces éclatements à répétition.» Elle terminera sur le rôle-clé du hasard…
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Je suis revenue sur terre
par habitude
il y a des rues que j’ai retrouvées
d’autres ont disparu
la plupart de mes amis sont morts
je suis devenue étrangère à
ceux qui ont survécu
Etel Adnan, Le cycle des tilleuls, Al Manar, 2012
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A Etel Adnan
par Nabil el-Azan , Octobre 2017
Celle qui parle a vu naître les pierres
Les temples
Comme eux elle a résisté au vent
Aux étés implacables
Au blanc de la neige
À l’obscurité
Elle a étreint les statues
S’est écroulée à leur ombre
S’est écroulée avec elles
S’est toujours relevée
Sans jamais pleurer
S’est époussetée et
A continué
Telle la mémoire
Elle est dépourvue d’affect dépourvue de sentiment
Elle est mémoire
Elle sait mais ne dit pas
Pas tout en tous cas
Elle parle se parle
Ce qu’elle dit a la force de l’évidence
Ne serait-ce que pour elle seule
Chaque mot tonne telle une sentence
Chaque sentence est irrévocable
Ses images sont-elles confuses ?
Elle n’en a cure
Elles lui viennent d’un temps sien
D’un temps autre
Où les dieux badinaient avec les enfants
Où les cieux déchaînaient les éléments
Où les colonnes étaient toutes debout
Ces images lui viennent enroulées dans des suaires blancs
Ce sont ses offrandes
À ce qui reste de l’humanité
Celle qui parle est une gardienne
Gardienne de temples
Gardienne du temps
Revenue de tous les désirs de toutes les guerres
Elle ne fait plus qu’un avec les pierres
Son sang est couleur de marbre
Sa voix couleur du miel éternel
Celle qui parle ne sait pas qu’elle parle
Ni même qu’on l’écoute elle dit
Ne veut convaincre personne
Sa parole est aveugle
Quelque chose de grave et de profond
Qui a à voir avec le ventre de la terre
Avec le ventre
Avec le centre
Parole qui n’hésite pas
Ne tremble pas
Même si elle fait trembler
Celle qui parle a baissé ses armes
Comme qui a traversé les arcs-en-ciel
Celle qui parle a été une femme
A été corps et âme
La-voilà déesse détachée de sa statue
Errant parmi les ombres.
Beethoven « Fidelio Overture » Ricardo Muti and the Filadelphia Orchestra
Notes
1Voyage au mont Tamalpaïs, manuella, éditions, 2013.
2Etel Adnan, la peinture comme énergie pure, L’Échoppe, février 2016.
3Interview réalisée par Laure Adler dans l’émission « Hors champs » de France-culture, le 10 avril 2015.
Sources
Œuvres d’Etel Adnan:
1-OrientXXI
2-Galerie Lelong, Paris
3-Arts Hebdo Medias
4-©GallerieLelong
5-Télérama
6-artsy.net
7-material.com
8-artcritical.com
9-artabsolument.com
10-Cda Actu Galerie
11-Galerie Lelong
12-artslant